Méréméré,
cramponné fébrilement au volant de sa voiture, guettait les minarets
de la contrée. Mais ce fut une déception. Il n’entrevit qu’une mince
structure de poussière qui, progressivement, se diluait aux confins de
la brousse.
Tout était sombre et, en lui, la nuit qui semblait marquer le pas
engendrait une lancinante anxiété. Que lui voulait cette obscurité ?
Pourquoi les phares de son véhicule, pourtant neufs et puissants,
n’arrivaient-ils pas à bien éclairer la seule piste encore praticable au
milieu de cette étendue désertique où personne ne passe ?
Méréméré cheminait. Au bout de sept heures de route, il
s’arrêta. Comme par instinct, il s’extirpa de sa voiture, retroussa les
pans de son boubou et alla s’agenouiller au pied d’un arbuste pour se
défaire de cette eau qui incommode souvent les voyageurs. Deux minutes
de soulagement et le voici démarrant en chapeau de roue.
-
"Où est Wouro", s’interrogea-t-il.
Wouro était un petit village de paysans au bord du fleuve
Sénégal !
Un village paisible où les notables rivalisent d’hospitalité. Mais
c’est aussi un village pauvre qui survit grâce la générosité de ce
fleuve.
Pour un moment,
Méréméré crut s’être égaré. Mais la vue
de quelques lopins de terre aménagés et le bêlement sourd mais distinct
d’un troupeau de chèvres qui paissait dans les parages le réconforta.
Dans cet endroit, plus rien ne lui était familier. Les odeurs de
charogne qui irradiaient de tous les côtés, le courbement de branches
endeuillées par le trépas des nuages, le bruit né des battements d’ailes
de chauves-souris ou de hiboux ; tout cela n’était pour lui que
mystères. Aucune autre signification précise ! En somme, il avait perdu
le langage des signes ; il avait rompu ce fil mythique qui unissait tout
riverain du fleuve à la nature, cette nature qui guide, qui instruit
jusqu’aux moindres détails. Il avait tout, tout perdu !
Méréméré ne s’était plus rendu à
Wouro depuis
belle lurette. En fait, ce fonctionnaire de haut niveau, ou plus
exactement ce grand cadre de l’administration, ne disposait plus de
temps à consacrer aux siens. S’il n’était pas au bureau, il était dans
l’avion. S’il n’était pas dans l’avion, il supervisait un séminaire de
formation dans un hôtel ou alors il était allé applaudir le Président de
la République qui inaugurait quelque part un ouvrage prétendument
achevé : un pont, un cimetière, une prison, une route goudronnée. Peu
importe ! Il n’avait point de répit.
La voiture avançait. Au fur et à mesure qu’elle s’approchait du village,
Méméré sentait
son cœur battre, comme s’il était un gamin sur le banc sanglant de la
circoncision. Il toussotait, se tâtait la barbiche, les yeux braqués sur
l’horizon.
Peu à peu,
Wouro se montrait. Ce fut d’abord le
cimetière. Une lumière funeste arrosait les contours d’une tablette
ancestrale accrochée au bout d’une stèle. Partout il aperçut des
gravures séculaires aux bords irisés. A l’intérieur de cette maison des
morts, quelques animaux domestiques faisant la ronde, piétinaient des
sépultures. Il soupira mais ne s’arrêta pas pour chasser les bêtes.
Puis, apparaissait un chapelet d’édifices identiquement architecturés.
-
"Les bâtiments de la CSA", pensa-t-il.
Il vira à droite pour éviter un banc de sable avant de s’engouffrer
énergiquement dans une ruelle qui menait au centre du village.
Cependant, il fut intrigué ! Il est tout juste 21h11. La nuit n’avait
même pas terminé de déployer son linceul noir; et personne dans les
ruelles ! Où sont les jeunes garçons qui dansaient au rythme des
tambours ? Où sont les jeunes filles qui chantaient les mérites de leurs
amants chéris ? Où sont les vieillards qui se regroupaient partout à
la belle étoile pour narrer les exploits de
Hammet Birôme ou de
Ndomane ? Où sont les vieillards qui s’esclaffaient aux mésaventures de
Balla Djiérel ?
Autant
Méréméré fut chagriné par la léthargie de la
contrée, autant il éprouvait une réelle joie à l’idée qu’il se
reconnecterait bientôt au réseau complexe de la nature avec toute sa
splendeur ; il redécouvrirait, peut-être, la naïve générosité d’une
communauté où tout appartient à tous. Et encore, quelle sensation pour
lui de revisiter le cadre de son enfance ! Quelle confusion pour lui à
l’idée qu’il caresserait peut-être dans les minutes à venir, le tronc du
Douballéwi, cet arbre géant qui ombrageait toute la
cour de la concession natale ! Ce tronc autour duquel il aimait glisser,
comme un joli petit lézard! !
Après avoir sillonné toutes les ruelles de
Wouro dans
l’intention de localiser sa maison natale qu’il ne n’arrivait plus à
retrouver parmi ces nombreuses et fières cases, il gara avec amertume sa
voiture au milieu d’une impasse. Quand il ouvrit sa portière pour
descendre, il entendit une voix surgie du néant. C’était celle d’un
enfant qui s’efforçait de lui parler.
-Fils d’
Adam et de
Hawa, criait l’enfant ce n’est pas là-bas le garage ! Tu t’es trompé.
L’enfant parlait avec assurance et humour. Il s’approcha de
Méréméré et
lui annonça que les véhicules étaient interdits dans cet endroit et
qu’il valait mieux que celui-ci le quitte avant que le voisinage soit
informé de la bavure. Lorsqu’il acheva de parler,
Méréméré fourra sa main dans la poche, y sortit un billet de cent ouguiya et le donna à l’enfant.
-Petit garçon, que tu es très gentil ! Comment t’appelles-tu ?
-Je m’appelle
Poulo Naï !
Très vite,
Méréméré comprit que cet enfant ne voulait
point décliner son identité à un inconnu insidieusement rencontré. Par
précaution ? Par peur de représailles ? On ne sait point.
-
Poulo Naï, peux-tu me conduire chez
Sada, le chef du village ?
-Qui es-tu pour que je t’y conduise ?
-Je suis son jeune frère !
Poulo Naï éclata de rire.
-Son frère qui travaille à
Nouakchott avec le Président ?
-Oui ! C’est moi.
-Regarde par là. C’est juste à deux cents mètres à ta droite. Le
village n’est pas très grand et tu t’égares comme si tu n’y as jamais
été. Cela n’inspire pas confiance.
-Ne t’inquiète pas, petit garçon ! Je suis bien le frère de
Sada et j’y vais sans attendre.
Lorsque
Méréméré franchit la porte de la maison natale, il fut surpris de ne rien reconnaître.
Douballéwi
n’est plus là ! Tout avait changé ! La courette, le hangar, l’ordre des
cases! Mais ce qui le commotionnait davantage c’était ce silence âpre
qui avait supplanté le bêlement des brebis, le hennissement des chevaux,
le chant des femmes et le rire bouffon des vieillards.
Méréméré avança lentement dans l’obscurité. Il entrevit
Sada en train de plier une natte comme s’il voulait se dérober.
-Bonsoir, mon très cher frère, lança-t-il
Sada se redressa et se retrouva nez à nez avec
Méréméré qu’il n’avait plus vu depuis des décennies. Ne croyant pas ses yeux, il s’approcha de l’intrus, le scruta avec peine.
-C’est
Méréméré ou je rêve ? demanda-t-il.
-C’est bien moi. Comment vas-tu
Sada ?
Sada laissa couler une trainée de larme. D’une voix pleurante, il remercia Dieu de lui avoir rendu son unique frère. Il serra
Méréméré contre la poitrine et se rappela leur enfance heureuse vécue au milieu de la joie et de la suffisance.
-Viens ! Assieds-toi ! Je réveille
Néné Gallé pour te préparer un dîner. Tu dois avoir faim.
-Non,
Sada ! Je n’ai pas faim. Laisse-la dormir. J’ai vraiment sommeil et la fatigue me débride les muscles.
-Alors, voici une natte ! Tu pourras dormir en pleine lune. Il fait chaud à l’intérieur. Et bonne nuit.
-Bonne nuit
Sada.
Le lendemain, à l’heure de la prière de l’aube, les habitants de
Wouro déjà
occupés à traire les vaches, entendirent la voix puissante du chef qui
convoquait une réunion. Quelle surprise pour eux que cette réunion fut
annoncée par le chef du village alors que le crieur public était encore
vivant et actif. Cela ne doit pas être une banalité, pensèrent-ils.
Deux heures de temps après, la maison du chef fut inondée de monde.
Sada était assis sur un tronc d’arbre en face de la foule. A sa droite, son frère
Méréméré,
vêtu d’un costume bleu marine fumait une cigarette de prestige, une
Marlboro qu’il avait uniquement réservée pour cette circonstance.
Pendant qu’on s’interrogeait sur les motifs réels de cette réunion,
Sada se
leva, présenta son frère que personne n’avait pu reconnaître et finit
par remercier les invités d’être présents pour écouter le message du
nouveau-venu. Sur le coup, le Nouakchottois se leva avec fierté dévala
un pan de fumée qui alla zigzaguait au-dessus de la foule et ajusta
politiquement sa luisante veste.
-Notables de notre cher
Wouro, je vous remercie
infiniment d’être venus assister à cette réunion. Je reconnais que cela
fait des années que nous ne nous sommes plus vus. Mais mon esprit est
tout le temps avec vous. J’ai toujours pensé à vous car pour moi votre
bonheur, c’est mon paradis. Aujourd’hui, Je suis là pour vous annoncer
que le président vous aime et qu’il est prêt à mettre à votre
disposition tout ce dont vous pourriez avoir besoin. Il attend que vous
lui accordiez votre confiance. Et cette confiance, vous pouvez
l’exprimer en votant. Votez pour lui et vous aurez tout ce que vous
voulez. Je sais d’avance que vous doutez de mon propos mais comprenez
que nous sommes ici dans notre village ou plutôt dans notre famille.
Nous pourrions nous dire sans gêne ce qui ne se dit jamais ailleurs. Moi
qui vous parle, je suis persuadé que seuls ceux qui sont avec le parti
au pouvoir peuvent réussir dans ce pays. Vous remarquerez qu’à chaque
fois que le pays change de président soit par coup d’Etat soit par les
élections, nous, politiciens intelligents, nous abandonnons vite le
déchu et nous nous précipitons sans conditions pour rejoindre le nouvel
homme fort. Cela se passe comme ça. Pour nous, être politicien, c’est
savoir simuler qu’on est avec le président. Cette simulation nous permet
d’obtenir beaucoup de privilèges. Il faut être opportuniste. Pas autres
choses !
Être très diplômé, être honnête, tout cela n’a pas de sens en politique.
Le président lui-même est un simulateur politique. Il s’affiche en
grand démocrate devant les grandes puissances pour gagner leur
sympathie. Il simule ! Alors nous aussi, nous simulons. Ce que je vous
propose, c’est d’afficher au grand jour que vous êtes de tout cœur et
de tout corps avec le président et vous me ferez ainsi un grand plaisir.
Méréméré observa une minute de silence. Il promena son
regard au quatre coins de la foule et se réjouit de constater que les
notables souriaient dans leur majorité. Il décida de continuer.
-Je suis militant du parti au pouvoir ! Et vous ne doutez pas de
l’estime que le président a pour moi. Ma mission est donc simple : je
vous demande de vous exprimer en faveur du président. Ainsi, je garderai
mon poste et en retour, s’il ne fait rien pour vous, moi je ferai
quelque chose.
Lorsque
Méréméré acheva son discours, la foule
applaudit frénétiquement. Quelques notables s’étaient précipités vers
lui pour lui serrer la main. Sans doute plus pour plaire à
Sada que
saluer le discours qu’ils venaient d’entendre. Un homme déguenillé,
portant une gourde en bandoulière se présenta juste à un mètre du
politicien et demanda silence à toute la foule.
-Hééé !
Méréméré cria-t-il, merci de venir ici au
village pour nous mentir démocratiquement ! Au moins toi tu mets le vrai
et le faux dans la même parole sans les distinguer et c’est cela le
mensonge ! Chaque fois que le mensonge est bien tissé comme tu viens de
le faire, alors il devient mensonge démocratique. Mentir au peuple,
mentir aux pauvres paysans ! Il n’y a rien de plus sympathique. Par
exemple, tu as bien dit que ton esprit était toujours avec nous et,
malicieusement, tu as évité de parler de ton cœur qui nous déteste
cruellement.
Nous comprenons ce que cela veut dire. Vous nous priez de voter et
après le vote personne ne vous voit plus ; même dans les circonstances
les plus douloureuses. En conclusion, puisque ton rôle c’est de simuler
plaire au président, va lui faire croire que nous sommes avec lui et la
vie continue. Ce qui est sûr c’est que nous allons voter pour lui parce
que nous respectons ton frère
Sada que nous aimons
beaucoup. Nous ne pourrions pas refuser à notre chef ce qui pourrait
faire le bonheur de son frère même si celui-ci est un simulateur
politique.
-c’est tout ce que je vous demande ! répondit
Méréméré ! Le linge sale se lave en famille.
Méréméré avança au milieu de la foule, mit la main dans la mallette et commença à distribuer des billets de banque.
***
Quelques mois après, à la veille des élections,
Méréméré invité d’une chaîne de télévision à
Nouakchott annonça avec fierté :
- "je suis un homme franc et intègre. Je ne dis jamais les choses au
hasard ; mon village votera en faveur du président de la république lors
des prochaines élections. Les jours passés, je m’étais rendu à
Wouro
pour saluer les miens. Dès que je suis arrivé, j’ai directement été
accueilli en grande pompe. Les notables ont tous remercié le président ;
tous ont loué sa générosité, son sens de l’Etat et son désir de
développer le pays. Les notables m’ont assuré qu’ils feront de leur
mieux pour que le président obtienne un 3ème mandant. Et les notables de
WOURO NE MENTENT PAS."
De retour chez lui, son épouse lui demanda s’il avait vraiment la certitude que les notables de
Wouro
allaient soutenir le président. Il répondit que personne ne voulait
plus de l’homme fort mais que le bourrage des urnes est une solution
pour que tout se passe bien. Il ajouta que si le président perdait les
élections, les dégâts seront pourtant limités puisqu’il pourrait se
rallier au nouvel élu du palais. Pour survivre, le mammifère politique
que nous sommes a toujours besoin de nomadiser. Quelqu’un avait dit :
"sécheresse politique entraine nomadisme politique."
-Ainsi va la politique termina
Méréméré avant de souhaitez une bonne nuit à ses enfants qui récitait le coran dans le grand salon jouxtant sa chambre à coucher.
Kane Ismaila Demba
isoka1@hotmail.fr