
Pour injuste, inappropriée et diffamante qu’elle soit, l’accusation portée, pa
r Fox News et consorts, à l’encontre de
Maata Moulana (1),
porte à réflexion. Au-delà de l’escroquerie perpétrée et en-deçà des
possibles visées politiques à plus ou moins long terme, développées loin
de nous – la fameuse
« main de l’étranger » réputée responsable de tous nos maux – la
Mauritanie,
en général, et son système traditionnel d’enseignement religieux, en
particulier, ne sont pas totalement innocents de ce dont on les accable.
Un certain nombre d’activistes violents, repérés en Afghanistan ou, plus récemment, dans les rangs d’
AQMI, voire de l’
EI, sont bel et bien passés par le filtre, à défaut de
Maata Moulana, de
telle ou telle autre de nos mahadras, sans que celles-ci ne soient
parvenues à adoucir les instincts et/ou révoltes de ceux-là. Posons-nous
la question : les aurait-elle plutôt nourris ?
Ecartons, tout de suite, les rares mosquées où retentirent ouvertement, de la première guerre du
Golfe à l’attaque de
Tourine (Septembre 2008), les appels au jihad armé. Le coup d’Etat d’
Ould Abdel Aziz (Août 2008) aura eu ce mérite de mettre un terme – définitif, on l’espère – à ce qu’il restait, depuis le coup de
Lemgheïty (Juin 2005), des pignons sur rue que tenait cette propagande éhontée.
Quelque réel fût leur impact sur la radicalisation de telle ou telle
jeunesse en perte de repères, il faut ratisser beaucoup plus large pour
comprendre le terreau où ces prêches incendiaires ont pu germer. C’est
dans ce même souci qu’on ne s’étendra pas, non plus, sur les
prédications exogènes, wahhabites ou autres, qui se sont développées sur
le sol mauritanien depuis les années soixante-dix. C’est dans ce sol
même qu’il faut chercher.
De la lettre à l’esprit
L’exemple suivant illustrera fort bien mon propos. Depuis ma conversion à l’islam, j’ai dû prier, à
Nouakchott,
dans plus de deux cents mosquées différentes, au hasard de mes
déplacements. J’en ai fréquenté certaines plus d’autres. J’ai été
particulièrement frappé, dans celles d’obédience soufie on ne peut plus
éloignées de l’agitation mondaine, de l’inamovibilité des prêches de
Joumoua.
Mot à mot identiques à eux-mêmes, depuis des décennies. Un discours
lisse, conventionné, s’interdisant toute allusion aux péripéties,
notamment politiques, de l’actualité, une sorte de quiétisme on ne peut
plus rassurant pour les pouvoirs en place. S’y répètent des formules
apprises, par cœur, de divers vénérables manuels antiques, Saint Coran
et recueils de hadiths, bien sûr, mais aussi ouvrages de fiqh et autres
productions sapientales entrées dans le panthéon de nos imams.
Parmi ces expressions tout droit tirées de conjonctures passées,
certaines n’ont manifestement qu’un rapport très lointain avec notre
monde contemporain et sont, même, très préjudiciables à son entendement
et à une bonne intelligence de nos actions. A cet égard, implorer Dieu
de nous accorder
« la victoire sur nos ennemis (2) », une prière ressassée depuis mille quatre cents ans, reste bel et bien d’actualité ; mais certainement pas
« l’asservissement de leurs femmes et enfants » : encore socialement compréhensible, il y a deux siècles, une telle prière est totalement dégondée de notre époque.
A l’inverse, le public des mosquées gagnerait beaucoup à se voir
rappeler certaines invocations, coraniques ou autres, où transparaît,
nettement, l’humanisme musulman. Celui-ci fut aux sources mêmes de
l’humanisme occidental. Mais qui a conscience, en
Mauritanie, de cet indubitable fait d’histoire ?
Préférer traiter la
qotba de Joumoua en tribune du
passé plutôt que de l’actualité n’empêche pas de valoriser le plus
approprié de notre mémoire, pour mieux agir aujourd’hui. La même
observation prévaut, mille fois plus, dans l’enseignement à l’école dite
« profane » ou
« moderne »
où l’éducation à l’islam (tarbiya al islamiya) – ciment de la nation
mauritanienne – est censée se conjuguer harmonieusement à l’éducation
citoyenne internationale.
Sans entrer, en l’espace réduit d’un
tel article de sensibilisation, dans le détail des anachronismes et
autres hiatus qui émaillent, en
Mauritanie, cet
enseignement, une nouvelle fois conçu mécaniquement, disons que leur
fréquence est suffisamment conséquente pour appeler à une révision
soignée du contenu de son programme et, plus encore, du privilège
outrancier accordée, dans ses méthodes, à la mémorisation sur la
réflexion critique.
Cultiver le sens critique
Si l’on peut concevoir, a contrario, que l’enseignement dispensé dans
les mahadras soit obligé, compte-tenu du volume de connaissances requis
pour en obtenir diplôme, de placer la mémorisation en pôle-position, de
nombreux faits d’actualité démontrent les carences du système.
Il ne suffit plus, aujourd’hui, d’avoir ingurgité, en sus du Saint
Coran, un certain nombre de volumes de grammaire, lexicologie, droit,
hadiths et autres tafsirs, pour émettre des avis pertinents, utiles à la
communauté des croyants et, plus généralement, à l’Humanité.
A cet égard, entendre de présumés
« savants »
musulmans déclarer que la Terre est plate, qu’on peut calculer la
distance de celle-ci à la lune à partir d’un hadith du Prophète (PBL) ou
qu’il est licite de mettre en esclavage les épouses et enfants de
combattants ennemis, ridiculise les diplômes qu’ils disent avoir
obtenus.
Il est assez savoureux que ce soit auprès d’un des plus fidèles élèves d’
Ibn Tamiyya,
si souvent cité mais, hélas, trop parcellairement, par les plus
pointilleux littéralistes, qu’on voit rappelée, avec le plus de netteté,
la fonction essentielle de la Chari’a,
« toute justice, miséricorde et bien » : servir l’intérêt des gens, en cette vie et vue de l’autre.
Et
Ibnou Qayyim de préciser :
« Toute sentence qui tendrait à l’injustice, la non-miséricorde ou au mal n’est pas de la Chari’a » ; puis, plus loin,
« ne pas risquer engendrer pire est une des conditions au bannissement du mal […] ». Le chapitre de son ouvrage en deux tomes –
« Informations pour les signataires au nom de Dieu » – s’intitule
« La fatwa selon les temps, les lieux, les situations, les intentions et les traditions ».
Un titre qui rappelait, au 14ème siècle, une nouvelle fois après
maintes autres, les récurrentes recommandations coraniques et
prophétiques : c’est bien au regard des conjonctures, des sciences
profanes et des perspectives, ouvertes par les unes et les autres, que
se déchiffrent les traditions, permettant, ainsi, de toujours garder
vivant – c’est-à-dire ouvert, dans ses plus justes limites – le chemin
qui ramène à l’Un, tout à la fois Source et Fin. La question qui se pose
au musulman n’est donc pas de freiner la marche de l’Humanité mais de
l’éclairer.
Entre les néons aussi éblouissants qu’artificiels des métropoles
consuméristes et les lueurs des traditionnelles chandelles des plus
conservatrices de nos mahadras, il existe tout un panel d’illuminations.
On peut cependant distinguer une frontière d’esprit, en cette subtile
variation, entre celles qui entendent conjuguer le passé au présent et
celles qui s’acharnent au contraire.
L’effort des premières est
sans commune mesure avec celui des secondes. Conjuguer le passé au
présent – qui n’est, évidemment pas, réécrire le passé, voire le
falsifier ou le gommer, mais bien en extraire l’actuel – implique, en
effet, de connaître l’un et l’autre. L’inverse peut se contenter de
marcher à reculons, les yeux braqués sur l’hier, et s’y croire bardé de
certitudes. Alors que l’apprentissage du présent signifie tâtonnements,
expérimentations, acceptation et gestion de l’incertitude. Une attitude
qui n’est pas sans conséquence dans la conduite des enseignements.
Ponter les enseignements
Si celui des mahadras les plus portées à se réformer doit rester centré
sur l’apprentissage de la mémoire, il lui faut, cependant, s’aménager
des moments conséquents – un tiers de son temps hebdomadaire serait une
bonne mesure – à l’ici et maintenant : il s’agira d’y développer
l’effort d’observation, l’usage des capacités sensorielles et critiques,
l’entendement des concepts modernes.
A l’inverse, l’enseignement des écoles
« profanes »
ne devrait consacrer guère plus du tiers de son temps à l’exercice de
la mémoire, construisant ainsi l’essentiel de ses apprentissages sur le
dynamisme sensoriel, la découverte du milieu, le tâtonnement
expérimental et l’activité critique.
La mémoire implique le stockage d’informations. La bibliothèque est son
outil de prédilection. Le dynamisme sensorielle nécessite, lui, des
outils, des ateliers et des laboratoires. On voit ainsi poindre des
priorités d’équipement spécifique aux deux types de formation. Mais on
peut y déceler, également, des possibilités de rencontre : une même
bibliothèque, diversement achalandée, tout aussi accessible aux élèves
en sciences sacrées que ceux en sciences profanes ; des ateliers et
laboratoires itou.
A l’échelle de la commune ; mieux : du
quartier, de la moindre localité ; c’est concevoir ainsi des lieux – et,
donc, des temps – de rencontre entre apprenants de tous horizons. Une
stratégie aisément renforcée, dans la pratique, par des joutes
régulières – mensuelles, par exemple – où les élèves des deux types
d’école auraient à se mesurer, comparer leurs points de vue, creuser des
chemins de rencontre, autour de situations les impliquant, de concert,
dans la vie de la cité…
Certes, les experts en lutte contre le terrorisme, notamment celui à
visage islamique, sont confrontés à un sérieux dilemme : efficaces, ils
perdent leur gagne-pain. Admettons, cependant, qu’ils aient prévu leur
inéluctable reconversion et s’engagent, résolument, dans la
cicatrisation définitive des plaies terroristes. Nul doute qu’ils
entendent, alors, la pertinence des idées évoquées tantôt.
Il
ne leur restera plus qu’à concrétiser leur décision, en appuyant,
notamment et résolument, la réalisation de tels projets d’osmose. A
Maata Moulana, par exemple, puisque c’est, justement, dans cette voie que s’est engagée la célèbre cité éducative de notre
Trarza national…
Ian Mansour de Grange
Notes
(1) : Voir nos articles : lecalame.info/?q=node/1862 ; lecalame.info/?q=node/1943 et lecalame.info/?q=node/2018
(2) : Ne portons-nous pas, en chacun de nous, les plus dangereux d’entre eux ?
Le Calame