samedi 3 janvier 2015

Le politicien de la Vallée

Le politicien de la Vallée

Méréméré, cramponné fébrilement au volant de sa voiture, guettait les minarets de la contrée. Mais ce fut une déception. Il n’entrevit qu’une mince structure de poussière qui, progressivement, se diluait aux confins de la brousse.

Tout était sombre et, en lui, la nuit qui semblait marquer le pas engendrait une lancinante anxiété. Que lui voulait cette obscurité ? Pourquoi les phares de son véhicule, pourtant neufs et puissants, n’arrivaient-ils pas à bien éclairer la seule piste encore praticable au milieu de cette étendue désertique où personne ne passe ?

Méréméré cheminait. Au bout de sept heures de route, il s’arrêta. Comme par instinct, il s’extirpa de sa voiture, retroussa les pans de son boubou et alla s’agenouiller au pied d’un arbuste pour se défaire de cette eau qui incommode souvent les voyageurs. Deux minutes de soulagement et le voici démarrant en chapeau de roue.

- "Où est Wouro", s’interrogea-t-il.

Wouro était un petit village de paysans au bord du fleuve Sénégal ! Un village paisible où les notables rivalisent d’hospitalité. Mais c’est aussi un village pauvre qui survit grâce la générosité de ce fleuve.

Pour un moment, Méréméré crut s’être égaré. Mais la vue de quelques lopins de terre aménagés et le bêlement sourd mais distinct d’un troupeau de chèvres qui paissait dans les parages le réconforta. Dans cet endroit, plus rien ne lui était familier. Les odeurs de charogne qui irradiaient de tous les côtés, le courbement de branches endeuillées par le trépas des nuages, le bruit né des battements d’ailes de chauves-souris ou de hiboux ; tout cela n’était pour lui que mystères. Aucune autre signification précise ! En somme, il avait perdu le langage des signes ; il avait rompu ce fil mythique qui unissait tout riverain du fleuve à la nature, cette nature qui guide, qui instruit jusqu’aux moindres détails. Il avait tout, tout perdu !

Méréméré ne s’était plus rendu à Wouro depuis belle lurette. En fait, ce fonctionnaire de haut niveau, ou plus exactement ce grand cadre de l’administration, ne disposait plus de temps à consacrer aux siens. S’il n’était pas au bureau, il était dans l’avion. S’il n’était pas dans l’avion, il supervisait un séminaire de formation dans un hôtel ou alors il était allé applaudir le Président de la République qui inaugurait quelque part un ouvrage prétendument achevé : un pont, un cimetière, une prison, une route goudronnée. Peu importe ! Il n’avait point de répit.

La voiture avançait. Au fur et à mesure qu’elle s’approchait du village, Méméré sentait son cœur battre, comme s’il était un gamin sur le banc sanglant de la circoncision. Il toussotait, se tâtait la barbiche, les yeux braqués sur l’horizon.

Peu à peu, Wouro se montrait. Ce fut d’abord le cimetière. Une lumière funeste arrosait les contours d’une tablette ancestrale accrochée au bout d’une stèle. Partout il aperçut des gravures séculaires aux bords irisés. A l’intérieur de cette maison des morts, quelques animaux domestiques faisant la ronde, piétinaient des sépultures. Il soupira mais ne s’arrêta pas pour chasser les bêtes. Puis, apparaissait un chapelet d’édifices identiquement architecturés.

- "Les bâtiments de la CSA", pensa-t-il.

Il vira à droite pour éviter un banc de sable avant de s’engouffrer énergiquement dans une ruelle qui menait au centre du village. Cependant, il fut intrigué ! Il est tout juste 21h11. La nuit n’avait même pas terminé de déployer son linceul noir; et personne dans les ruelles ! Où sont les jeunes garçons qui dansaient au rythme des tambours ? Où sont les jeunes filles qui chantaient les mérites de leurs amants chéris ? Où sont les vieillards qui se regroupaient partout à la belle étoile pour narrer les exploits de Hammet Birôme ou de Ndomane ? Où sont les vieillards qui s’esclaffaient aux mésaventures de Balla Djiérel ?

Autant Méréméré fut chagriné par la léthargie de la contrée, autant il éprouvait une réelle joie à l’idée qu’il se reconnecterait bientôt au réseau complexe de la nature avec toute sa splendeur ; il redécouvrirait, peut-être, la naïve générosité d’une communauté où tout appartient à tous. Et encore, quelle sensation pour lui de revisiter le cadre de son enfance ! Quelle confusion pour lui à l’idée qu’il caresserait peut-être dans les minutes à venir, le tronc du Douballéwi, cet arbre géant qui ombrageait toute la cour de la concession natale ! Ce tronc autour duquel il aimait glisser, comme un joli petit lézard! !

Après avoir sillonné toutes les ruelles de Wouro dans l’intention de localiser sa maison natale qu’il ne n’arrivait plus à retrouver parmi ces nombreuses et fières cases, il gara avec amertume sa voiture au milieu d’une impasse. Quand il ouvrit sa portière pour descendre, il entendit une voix surgie du néant. C’était celle d’un enfant qui s’efforçait de lui parler.

-Fils d’Adam et de Hawa, criait l’enfant ce n’est pas là-bas le garage ! Tu t’es trompé.

L’enfant parlait avec assurance et humour. Il s’approcha de Méréméré et lui annonça que les véhicules étaient interdits dans cet endroit et qu’il valait mieux que celui-ci le quitte avant que le voisinage soit informé de la bavure. Lorsqu’il acheva de parler, Méréméré fourra sa main dans la poche, y sortit un billet de cent ouguiya et le donna à l’enfant.

-Petit garçon, que tu es très gentil ! Comment t’appelles-tu ?

-Je m’appelle Poulo Naï !

Très vite, Méréméré comprit que cet enfant ne voulait point décliner son identité à un inconnu insidieusement rencontré. Par précaution ? Par peur de représailles ? On ne sait point.

-Poulo Naï, peux-tu me conduire chez Sada, le chef du village ?

-Qui es-tu pour que je t’y conduise ?

-Je suis son jeune frère !

Poulo Naï éclata de rire.

-Son frère qui travaille à Nouakchott avec le Président ?

-Oui ! C’est moi.

-Regarde par là. C’est juste à deux cents mètres à ta droite. Le village n’est pas très grand et tu t’égares comme si tu n’y as jamais été. Cela n’inspire pas confiance.

-Ne t’inquiète pas, petit garçon ! Je suis bien le frère de Sada et j’y vais sans attendre.

Lorsque Méréméré franchit la porte de la maison natale, il fut surpris de ne rien reconnaître. Douballéwi n’est plus là ! Tout avait changé ! La courette, le hangar, l’ordre des cases! Mais ce qui le commotionnait davantage c’était ce silence âpre qui avait supplanté le bêlement des brebis, le hennissement des chevaux, le chant des femmes et le rire bouffon des vieillards. Méréméré avança lentement dans l’obscurité. Il entrevit Sada en train de plier une natte comme s’il voulait se dérober.

-Bonsoir, mon très cher frère, lança-t-il

Sada se redressa et se retrouva nez à nez avec Méréméré qu’il n’avait plus vu depuis des décennies. Ne croyant pas ses yeux, il s’approcha de l’intrus, le scruta avec peine.

-C’est Méréméré ou je rêve ? demanda-t-il.

-C’est bien moi. Comment vas-tu Sada ?

Sada laissa couler une trainée de larme. D’une voix pleurante, il remercia Dieu de lui avoir rendu son unique frère. Il serra Méréméré contre la poitrine et se rappela leur enfance heureuse vécue au milieu de la joie et de la suffisance.

-Viens ! Assieds-toi ! Je réveille Néné Gallé pour te préparer un dîner. Tu dois avoir faim.

-Non, Sada ! Je n’ai pas faim. Laisse-la dormir. J’ai vraiment sommeil et la fatigue me débride les muscles.

-Alors, voici une natte ! Tu pourras dormir en pleine lune. Il fait chaud à l’intérieur. Et bonne nuit.

-Bonne nuit Sada.

Le lendemain, à l’heure de la prière de l’aube, les habitants de Wouro déjà occupés à traire les vaches, entendirent la voix puissante du chef qui convoquait une réunion. Quelle surprise pour eux que cette réunion fut annoncée par le chef du village alors que le crieur public était encore vivant et actif. Cela ne doit pas être une banalité, pensèrent-ils.

Deux heures de temps après, la maison du chef fut inondée de monde. Sada était assis sur un tronc d’arbre en face de la foule. A sa droite, son frère Méréméré, vêtu d’un costume bleu marine fumait une cigarette de prestige, une Marlboro qu’il avait uniquement réservée pour cette circonstance.

Pendant qu’on s’interrogeait sur les motifs réels de cette réunion, Sada se leva, présenta son frère que personne n’avait pu reconnaître et finit par remercier les invités d’être présents pour écouter le message du nouveau-venu. Sur le coup, le Nouakchottois se leva avec fierté dévala un pan de fumée qui alla zigzaguait au-dessus de la foule et ajusta politiquement sa luisante veste.

-Notables de notre cher Wouro, je vous remercie infiniment d’être venus assister à cette réunion. Je reconnais que cela fait des années que nous ne nous sommes plus vus. Mais mon esprit est tout le temps avec vous. J’ai toujours pensé à vous car pour moi votre bonheur, c’est mon paradis. Aujourd’hui, Je suis là pour vous annoncer que le président vous aime et qu’il est prêt à mettre à votre disposition tout ce dont vous pourriez avoir besoin. Il attend que vous lui accordiez votre confiance. Et cette confiance, vous pouvez l’exprimer en votant. Votez pour lui et vous aurez tout ce que vous voulez. Je sais d’avance que vous doutez de mon propos mais comprenez que nous sommes ici dans notre village ou plutôt dans notre famille.

Nous pourrions nous dire sans gêne ce qui ne se dit jamais ailleurs. Moi qui vous parle, je suis persuadé que seuls ceux qui sont avec le parti au pouvoir peuvent réussir dans ce pays. Vous remarquerez qu’à chaque fois que le pays change de président soit par coup d’Etat soit par les élections, nous, politiciens intelligents, nous abandonnons vite le déchu et nous nous précipitons sans conditions pour rejoindre le nouvel homme fort. Cela se passe comme ça. Pour nous, être politicien, c’est savoir simuler qu’on est avec le président. Cette simulation nous permet d’obtenir beaucoup de privilèges. Il faut être opportuniste. Pas autres choses !

Être très diplômé, être honnête, tout cela n’a pas de sens en politique. Le président lui-même est un simulateur politique. Il s’affiche en grand démocrate devant les grandes puissances pour gagner leur sympathie. Il simule ! Alors nous aussi, nous simulons. Ce que je vous propose, c’est d’afficher au grand jour que vous êtes de tout cœur et de tout corps avec le président et vous me ferez ainsi un grand plaisir.

Méréméré observa une minute de silence. Il promena son regard au quatre coins de la foule et se réjouit de constater que les notables souriaient dans leur majorité. Il décida de continuer.

-Je suis militant du parti au pouvoir ! Et vous ne doutez pas de l’estime que le président a pour moi. Ma mission est donc simple : je vous demande de vous exprimer en faveur du président. Ainsi, je garderai mon poste et en retour, s’il ne fait rien pour vous, moi je ferai quelque chose.

Lorsque Méréméré acheva son discours, la foule applaudit frénétiquement. Quelques notables s’étaient précipités vers lui pour lui serrer la main. Sans doute plus pour plaire à Sada que saluer le discours qu’ils venaient d’entendre. Un homme déguenillé, portant une gourde en bandoulière se présenta juste à un mètre du politicien et demanda silence à toute la foule.

-Hééé ! Méréméré cria-t-il, merci de venir ici au village pour nous mentir démocratiquement ! Au moins toi tu mets le vrai et le faux dans la même parole sans les distinguer et c’est cela le mensonge ! Chaque fois que le mensonge est bien tissé comme tu viens de le faire, alors il devient mensonge démocratique. Mentir au peuple, mentir aux pauvres paysans ! Il n’y a rien de plus sympathique. Par exemple, tu as bien dit que ton esprit était toujours avec nous et, malicieusement, tu as évité de parler de ton cœur qui nous déteste cruellement.

Nous comprenons ce que cela veut dire. Vous nous priez de voter et après le vote personne ne vous voit plus ; même dans les circonstances les plus douloureuses. En conclusion, puisque ton rôle c’est de simuler plaire au président, va lui faire croire que nous sommes avec lui et la vie continue. Ce qui est sûr c’est que nous allons voter pour lui parce que nous respectons ton frère Sada que nous aimons beaucoup. Nous ne pourrions pas refuser à notre chef ce qui pourrait faire le bonheur de son frère même si celui-ci est un simulateur politique.

-c’est tout ce que je vous demande ! répondit Méréméré ! Le linge sale se lave en famille.

Méréméré avança au milieu de la foule, mit la main dans la mallette et commença à distribuer des billets de banque.
***

Quelques mois après, à la veille des élections, Méréméré invité d’une chaîne de télévision à Nouakchott annonça avec fierté :

- "je suis un homme franc et intègre. Je ne dis jamais les choses au hasard ; mon village votera en faveur du président de la république lors des prochaines élections. Les jours passés, je m’étais rendu à Wouro pour saluer les miens. Dès que je suis arrivé, j’ai directement été accueilli en grande pompe. Les notables ont tous remercié le président ; tous ont loué sa générosité, son sens de l’Etat et son désir de développer le pays. Les notables m’ont assuré qu’ils feront de leur mieux pour que le président obtienne un 3ème mandant. Et les notables de WOURO NE MENTENT PAS."

De retour chez lui, son épouse lui demanda s’il avait vraiment la certitude que les notables de Wouro allaient soutenir le président. Il répondit que personne ne voulait plus de l’homme fort mais que le bourrage des urnes est une solution pour que tout se passe bien. Il ajouta que si le président perdait les élections, les dégâts seront pourtant limités puisqu’il pourrait se rallier au nouvel élu du palais. Pour survivre, le mammifère politique que nous sommes a toujours besoin de nomadiser. Quelqu’un avait dit : "sécheresse politique entraine nomadisme politique."

-Ainsi va la politique termina Méréméré avant de souhaitez une bonne nuit à ses enfants qui récitait le coran dans le grand salon jouxtant sa chambre à coucher.

Kane Ismaila Demba
isoka1@hotmail.fr

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