Isselmou Ould Abdel Kader: Une juste cause mal défendue
Depuis quelques jours, le groupe de jeunes dirigeant la mouvance anti-esclavagiste appelée IRA a
organisé une marche dans une partie de la Vallée du fleuve pour
revendiquer un statut foncier sécurisé au profit des paysans sans terre,
en particulier les Haratines.
La marche, qui aurait pu passer inaperçue pour la grande majorité des Mauritaniens, a été interceptée et certains de ses organisateurs interpellés, inculpés et écroués à la prison civile de Rosso. Les motifs de leur inculpation ne sont pas importants à rappeler, car si nos juges ont de l’imagination c’est bien dans le domaine de la confection des chefs d’inculpation quand les autorités exécutives le leur demandent.
L’on peut estimer que la méthode de l’IRA est extrémiste, excessive ou mal adaptée au contexte national ou au tempérament des Mauritaniens. Les militants les plus opposés à l’esclavage et à ses séquelles ont adopté des approches différentes de celle de l’IRA pour faire face à ce fléau pluriséculaire.
Les Kadihines ont lutté contre lui depuis le début des années 1970, le Mouvement El Hor en a fait autant et les organisations de la société civile, en particulier l’ONG SOS esclaves, mènent une action remarquable en vue de l’éliminer. Tout le monde, à part l’IRA, a compris que la lutte contre cet exécrable système ne saurait aboutir à son objectif ultime qu’au terme d’une stratégie globale incluant bien des aspects économiques, culturels, psychologiques, politiques et sociaux.
Mais une telle stratégie semble inenvisageable tant que les Mauritaniens n’auront pas renoué avec leur histoire et qu’un cadre institutionnel et politique propice à un débat serein sur ce sujet n’aura pas été restauré. Essayons alors de faire en sorte que notre désaccord avec l’approche, la méthode et les slogans de l’IRA ne nous fasse pas oublier le fond du problème, car ce désaccord, quel qu’en soit la profondeur, ne peut rien changer au fait que la cause pour laquelle ce mouvement se meut soit absolument juste.
On aura beau dire à haute ou à voix basse, à tort ou à raison, que derrière l’IRA se cachent des forces étrangères hostiles à la Mauritanie, à l’arabité ou à l’Islam sans rien apporter de substantiel au débat. Mais comment ces allégations, même si elles étaient fondées, donneraient-elles une légitimité au système foncier féodalo-esclavagiste qui sévit depuis des siècles dans toutes les zones rurales mauritaniennes ? En quoi aideraient-elles à nier l’existence d’un tel mode anachronique et inacceptable de production et de pensée ?
Que pourraient-elles changer au fait que, si les terres sont théoriquement la propriété tribale en zone pluviale ou clanique en zone fluviale, il y a bien des paysans qui les travaillent, parfois avec leurs mains nues, et des familles qui en tirent profit sans avoir accompli le moindre effort ?
L’IRA n’est pas le premier mouvement à se faire accuser de n’importe quel crime. Les résistants à la colonisation étaient accusés par les autorités coloniales de banditisme et de crime, les militants de la Nahda seraient des instruments des visées expansionnistes du Trône marocain selon l’administration coloniale et les Kadihines étaient taxés d’athéisme. La propagande mensongère contre l’IRA ne fera que la renforcer et, en tout état de cause, n’allègera pas le poids de la rente que paient les Haratines et les paysans sans terre dans la zone fluviale aux propriétaires coutumiers ou familles régnantes.
Personne n’ignore en effet, que dans toutes les régions agricoles du pays, les vrais propriétaires des terres reçoivent une dime en sorgho ou en riz des mains de métayers subjugués par la faim, la fatigue et l’endettement auprès des commerçants locaux. Dans le secteur de l’agriculture irriguée, avant même de rembourser le crédit agricole et de donner à manger à leurs enfants, les paysans auxquels on a fait semblant d’attribuer des parcelles aménagées, paient encore le « remptchen » ou le « petietati » ou « ndjoldi » aux propriétaires antérieurs des terrains.
Complexes ineptes de culpabilité et de supériorité
Partout sévit ce système féroce d’exploitation de l’homme par l’homme, alors que les racistes de tous bords croient que dans notre pays, il existe une communauté meilleure que les autres, que l’oppression sociale est l’apanage des Maures, des Halpular ou des Soninké, que les esclaves, les anciens esclaves ou les métayers sucés jusqu’à l’os par le système foncier féodal n’existent que dans les régions de l’Est, de l’Ouest, du Nord ou du Sud.
Ce système dure depuis des siècles, mais on a toujours préféré le cacher et, dans le meilleur des cas, le dénoncer verbalement sans l’analyser et l’intégrer dans les programmes de lutte permanente pour l’émancipation économique et sociale. Certains parmi nous autres intellectuels maures nient l’existence de ce système et se prévalent encore d’arguments bien connus selon lesquels la rente féodale n’est qu’une forme de solidarité visant, entre autres objectifs, à sécuriser les paysans en période de soudure.
D’autres prétendent qu’elle résulte de la division du travail ou une contribution aux charges de gestion des terres collectives soi-disant assurée par les familles régnantes. Les plus intelligents disent qu’à cause de la sécheresse, les paysans haratines ne paient plus de dime en nature aux propriétaires coutumiers, mais ils oublient qu’ en dépit de cette suppression par la force des choses et de l’exode vers les villes de larges pans de paysans, ces derniers continuent souvent à souffrir de l’exploitation féodale sous d’autres formes plus subtiles. Le système tribal permet à l’exploitation féodale de survivre, tout comme l’appartenance au clan a permis au système de métayage de se maintenir après la redistribution des parcelles de terrains au terme des aménagements hydro-agricoles réalisés par l’Etat avec l’appui financier et technique de ses partenaires extérieurs.
Mais il y a un autre paradoxe plus drôle et plus difficile à imaginer. Si les Haratines ne versent plus de rente en nature en dehors de quelques zones réduites de l’Aftout et de l’Afollé, il n’en demeure pas moins que les adwabas sont devenus de véritables bastions électoraux obéissant sans hésitation aux consignes de vote des chefs de tribus.
Le système féodalo-esclavagiste a donc récupéré la démocratisation de façade dont il s’est renforcé, tout comme il a tiré le meilleur parti de la modernisation de l’agriculture dans de nombreuses zones de la Vallée du fleuve. Ni les lois, ni les politiques, ni les stratégies n’ont pu l’affaiblir, car il continue à s’enraciner dans les sphères culturelles et spirituelles dont il ne sera délogé que par des secousses telluriques qui peuvent causer d’innombrables dégâts collatéraux.
Ces secousses semblent hélas inévitables s’il n’ y a pas un consensus national pour y remédier. Or, les prémices d’un tel consensus sont encore d’autant plus absentes que les pouvoirs publics n’ont nullement pris conscience de la nécessité d’obvier aux schismes sociaux qui pointent à l’horizon. Ils nient même l’existence de l’esclavagisme et de l’exploitation féodale et, dans le meilleur des cas, en reconnaissent les vestiges et prétendent que toutes les mesures ont été prises pour les éradiquer.
La communauté maure dite « beidane » croit au fond qu’elle est la seule à être visée par la dénonciation de l’esclavage et développe des complexes ineptes de culpabilité et de supériorité, tout en s’estimant, à tort, invulnérable face à la menace des mouvements extrémistes. Les communautés afrophones croient que seuls les Maures sont concernés par la gronde contre l’exploitation féodalo-esclavagiste alors qu’elles sont elles-mêmes plus gravement corrodées par ces fléaux.
Les partis attendent d’avoir le pouvoir politique pour commencer à lutter contre ces antagonismes imminents qui risquent de bouleverser toute la société mauritanienne. Quand il arrive à ces formations politiques de gesticuler, elles le font à l’occasion d’élections pour glaner quelques cartes dans les adwabas et oublient les enjeux formidables des conflits sociaux qui écument, comme des volcans en sommeil.
J’entends déjà des murmures, des insultes discrètes de gens pusillanimes, m’accusant de trahir mon pays puisque je dénonce l’exploitation féodale et l’oppression et soutiens fermement les objectifs de l’IRA et de son de chef diabolisé par la rumeur publique. Peu importe le discours diffamatoire de ceux parmi mes concitoyens maures qui préfèrent quelques avantages éphémères matériels ou électoraux à l’immense acquis économique, culturel et humains que les Haratines représentent pour nous.
Est-ce un crime de penser que si nous avons assimilé la plupart de ces hommes et de ces femmes par la force de l’esclavage, nous devons désormais, obéir au devoir sacré de les réhabiliter, leur restituer leur dignité et les promouvoir par l’intelligence, la compréhension et le sacrifice ? En quoi sert-on le sionisme en disant que nous autres Arabes de Mauritanie, devons absolument tendre la main aux Haratines et payer le prix d’une osmose salutaire pour nous et historiquement obligatoire ?
Nécessaire mutation des rapports sociaux
Dans nos zones du Fleuve, les mutations requises sont en apparence plus faciles, car les anciens esclaves et les paysans sans terre n’ont pas été l’objet d’assimilation culturelle. Mais dans la réalité l’évolution des rapports sociaux a un autre enjeu de taille dans la mesure où elle est plus intimement liée à l’organisation foncière. La question qui se pose dans cette zone est de savoir au terme de quelle stratégie, on pourra détacher l’ordre social de la hiérarchie des statuts fonciers.
En tout état de cause, la mutation des rapports sociaux est une urgence pour toutes nos composantes culturelles, contrairement à ce que certains laissent entendre pour donner à l’oppression une couleur raciale en dépit de la similitude des situations dans toutes les régions de notre pays. Ce dernier a connu les mêmes événements, subi les mêmes influences, senti le choc des mêmes vagues de peuplement. Ces ondes déstabilisatrices, ces contacts parfois violents, la colonisation hésitante et la décolonisation précipitée y ont engendré une société hybride où tente d’émerger une zone urbaine exhalant le faux parfum d’un système capitaliste mal assumé, qu’intoxique la fumée d’une zone rurale où se nécrose un système semi esclavagiste et semi féodal.
Il ne faut donc pas s’étonner que des jeunes descendants d’anciens esclaves s’enivrent de l’air libérateur des faubourgs, après avoir suffoqué de la fumée d’une société féodale qui exerce encore sur leur terroir d’origine – les adwabas – une oppression aussi brutale que dénuée de toute forme de légitimité. C’est paradoxal certes, mais pas plus qu’un âne attelé à une charrette qui empêche une Land Cruiser V8 de stationner devant un cyber-café. Il ne faut pas non plus s’affoler et crier au complot contre les Maures ou les Halpular ou une autre ethnie. Contre les Maures, la seule menace qui existe est celle de leur comportement, leur insouciance, leur paresse, leur penchant pour le gaspillage, leur vanité, leur répugnance au travail manuel, leur incapacité de prévenir et leur refus d’assumer les exigences de l’évolution.
Sans doute sera-t-il plus facile de crier que de réfléchir tant soit peu au modeste message que véhiculent ces quelques lignes. D’aucuns préféreront la fuite en avant, au lieu de s’inspirer des expériences multiples de notre pays. Pourtant, la nôtre nous a appris à accompagner les mouvements lorsqu’ils sont légitimes et à nous opposer à l’arbitraire au lieu de nous laisser emporter par le courant dominant.
En 1957, eut lieu une révolte des paysans haratines de Yengui, un village parmi ceux formant une grappe autour du chef-lieu actuel de Bousteila. Les autorités coloniales réprimèrent sauvagement cette jacquerie et jetèrent ses principaux dirigeants en prison. Tout le monde se mit à condamner les détenus à part Ahmed Ould Sbaghou et Ely Ould Sid Mhamed Ould Mohamed Mahmoud qui furent accusés de trahison et de toutes sortes d’infamie. Plus tard, on finit par reconnaitre la légitimité des revendications des paysans et la sagesse de ceux qui avaient osé les soutenir. Les deux notables étaient finalement les seuls à pouvoir aider à la résolution du conflit et à réunifier leur collectivité après la libération des détenus.
En 1980, eut lieu à Ghabra, pour des raisons foncières une autre révolte contre la respectable famille d’Ehel Abghari. Les autorités de Kiffa dépêchèrent des unités de la Garde nationale pour réprimer les insurgés et rétablir l’ordre. Les milieux féodaux appuyés par la police politique s’en prirent aux Kadihines et prônèrent une forte répression des paysans. Plus tard, il s’avéra que ces derniers avaient raison et qu’il fallait résoudre le conflit foncier autrement que par l’usage de la force.
Les mêmes événements se sont déroulés à Mabrouk du Département de Tamechekett en 1981 et à Demb El Atchane (Kiffa) en 2010. A chaque fois, les milieux féodaux essayèrent d’entrainer toute la société maure à se solidariser avec eux et à condamner ces mouvements dont les causes étaient justes et constituaient, quant au fond, l’expression d’une aspiration nationale légitime à l’émancipation économique, sociale, politique et culturelle. Personne ne s’est jamais posé la question de savoir pourquoi nous devons soutenir, ne serait-que par notre silence un système désuet, abominable et dont ne profitent que quelques centaines de familles à travers toute la Mauritanie ?
Suite aux événements de 1989 et des deux années qui suivirent, se développa, chez la plupart des Maures toutes nuances confondues et des Halpular, un sentiment raciste sans précédent dans l’histoire de notre pays. Les groupes racistes de ces deux ethnies entretenaient déjà depuis plusieurs années une haineuse propagande tantôt relayée par les polices politiques des deux gouvernements de part et d’autre du fleuve Sénégal.
Cette vague de racisme fit les ravages que l’on connait alors que rares furent ceux qui s’y opposèrent publiquement. Les quelques personnes qui avaient dénoncé les crimes commis pendant ou après ces événements furent fustigés et traités de tous les mauvais qualificatifs. A cette époque, il fallait "casser du nègre" ou se faire accuser de FLAM blanc s’il s’agit d’un maure, de laquais des Maures s’il s’agit d’un pular, ou de communiste. Mais, aujourd’hui, tous les Mauritaniens se rendent à l’évidence qu’il aurait fallu raison garder.
La leçon à retenir de toutes ces expériences et de celles des autres pays, est qu’il ne faut jamais condamner une cause uniquement parce qu’elle est mal défendue, ni un mouvement parce qu’il défend mal une juste cause. Il faut plutôt soutenir la cause et la défendre en proposant une meilleure approche pour en réaliser les objectifs. Ceux pour lesquels Birame Ould Dah Ould Abeid est un monstre n’ont qu’à investir le champ de la lutte contre l’esclavage et l’exploitation féodale. En renonçant à un tel devoir national, ils ne font qu’encourager leur soi-disant monstre et prouver davantage la légitimité de sa cause.
A suivre
Le Calame
La marche, qui aurait pu passer inaperçue pour la grande majorité des Mauritaniens, a été interceptée et certains de ses organisateurs interpellés, inculpés et écroués à la prison civile de Rosso. Les motifs de leur inculpation ne sont pas importants à rappeler, car si nos juges ont de l’imagination c’est bien dans le domaine de la confection des chefs d’inculpation quand les autorités exécutives le leur demandent.
L’on peut estimer que la méthode de l’IRA est extrémiste, excessive ou mal adaptée au contexte national ou au tempérament des Mauritaniens. Les militants les plus opposés à l’esclavage et à ses séquelles ont adopté des approches différentes de celle de l’IRA pour faire face à ce fléau pluriséculaire.
Les Kadihines ont lutté contre lui depuis le début des années 1970, le Mouvement El Hor en a fait autant et les organisations de la société civile, en particulier l’ONG SOS esclaves, mènent une action remarquable en vue de l’éliminer. Tout le monde, à part l’IRA, a compris que la lutte contre cet exécrable système ne saurait aboutir à son objectif ultime qu’au terme d’une stratégie globale incluant bien des aspects économiques, culturels, psychologiques, politiques et sociaux.
Mais une telle stratégie semble inenvisageable tant que les Mauritaniens n’auront pas renoué avec leur histoire et qu’un cadre institutionnel et politique propice à un débat serein sur ce sujet n’aura pas été restauré. Essayons alors de faire en sorte que notre désaccord avec l’approche, la méthode et les slogans de l’IRA ne nous fasse pas oublier le fond du problème, car ce désaccord, quel qu’en soit la profondeur, ne peut rien changer au fait que la cause pour laquelle ce mouvement se meut soit absolument juste.
On aura beau dire à haute ou à voix basse, à tort ou à raison, que derrière l’IRA se cachent des forces étrangères hostiles à la Mauritanie, à l’arabité ou à l’Islam sans rien apporter de substantiel au débat. Mais comment ces allégations, même si elles étaient fondées, donneraient-elles une légitimité au système foncier féodalo-esclavagiste qui sévit depuis des siècles dans toutes les zones rurales mauritaniennes ? En quoi aideraient-elles à nier l’existence d’un tel mode anachronique et inacceptable de production et de pensée ?
Que pourraient-elles changer au fait que, si les terres sont théoriquement la propriété tribale en zone pluviale ou clanique en zone fluviale, il y a bien des paysans qui les travaillent, parfois avec leurs mains nues, et des familles qui en tirent profit sans avoir accompli le moindre effort ?
L’IRA n’est pas le premier mouvement à se faire accuser de n’importe quel crime. Les résistants à la colonisation étaient accusés par les autorités coloniales de banditisme et de crime, les militants de la Nahda seraient des instruments des visées expansionnistes du Trône marocain selon l’administration coloniale et les Kadihines étaient taxés d’athéisme. La propagande mensongère contre l’IRA ne fera que la renforcer et, en tout état de cause, n’allègera pas le poids de la rente que paient les Haratines et les paysans sans terre dans la zone fluviale aux propriétaires coutumiers ou familles régnantes.
Personne n’ignore en effet, que dans toutes les régions agricoles du pays, les vrais propriétaires des terres reçoivent une dime en sorgho ou en riz des mains de métayers subjugués par la faim, la fatigue et l’endettement auprès des commerçants locaux. Dans le secteur de l’agriculture irriguée, avant même de rembourser le crédit agricole et de donner à manger à leurs enfants, les paysans auxquels on a fait semblant d’attribuer des parcelles aménagées, paient encore le « remptchen » ou le « petietati » ou « ndjoldi » aux propriétaires antérieurs des terrains.
Complexes ineptes de culpabilité et de supériorité
Partout sévit ce système féroce d’exploitation de l’homme par l’homme, alors que les racistes de tous bords croient que dans notre pays, il existe une communauté meilleure que les autres, que l’oppression sociale est l’apanage des Maures, des Halpular ou des Soninké, que les esclaves, les anciens esclaves ou les métayers sucés jusqu’à l’os par le système foncier féodal n’existent que dans les régions de l’Est, de l’Ouest, du Nord ou du Sud.
Ce système dure depuis des siècles, mais on a toujours préféré le cacher et, dans le meilleur des cas, le dénoncer verbalement sans l’analyser et l’intégrer dans les programmes de lutte permanente pour l’émancipation économique et sociale. Certains parmi nous autres intellectuels maures nient l’existence de ce système et se prévalent encore d’arguments bien connus selon lesquels la rente féodale n’est qu’une forme de solidarité visant, entre autres objectifs, à sécuriser les paysans en période de soudure.
D’autres prétendent qu’elle résulte de la division du travail ou une contribution aux charges de gestion des terres collectives soi-disant assurée par les familles régnantes. Les plus intelligents disent qu’à cause de la sécheresse, les paysans haratines ne paient plus de dime en nature aux propriétaires coutumiers, mais ils oublient qu’ en dépit de cette suppression par la force des choses et de l’exode vers les villes de larges pans de paysans, ces derniers continuent souvent à souffrir de l’exploitation féodale sous d’autres formes plus subtiles. Le système tribal permet à l’exploitation féodale de survivre, tout comme l’appartenance au clan a permis au système de métayage de se maintenir après la redistribution des parcelles de terrains au terme des aménagements hydro-agricoles réalisés par l’Etat avec l’appui financier et technique de ses partenaires extérieurs.
Mais il y a un autre paradoxe plus drôle et plus difficile à imaginer. Si les Haratines ne versent plus de rente en nature en dehors de quelques zones réduites de l’Aftout et de l’Afollé, il n’en demeure pas moins que les adwabas sont devenus de véritables bastions électoraux obéissant sans hésitation aux consignes de vote des chefs de tribus.
Le système féodalo-esclavagiste a donc récupéré la démocratisation de façade dont il s’est renforcé, tout comme il a tiré le meilleur parti de la modernisation de l’agriculture dans de nombreuses zones de la Vallée du fleuve. Ni les lois, ni les politiques, ni les stratégies n’ont pu l’affaiblir, car il continue à s’enraciner dans les sphères culturelles et spirituelles dont il ne sera délogé que par des secousses telluriques qui peuvent causer d’innombrables dégâts collatéraux.
Ces secousses semblent hélas inévitables s’il n’ y a pas un consensus national pour y remédier. Or, les prémices d’un tel consensus sont encore d’autant plus absentes que les pouvoirs publics n’ont nullement pris conscience de la nécessité d’obvier aux schismes sociaux qui pointent à l’horizon. Ils nient même l’existence de l’esclavagisme et de l’exploitation féodale et, dans le meilleur des cas, en reconnaissent les vestiges et prétendent que toutes les mesures ont été prises pour les éradiquer.
La communauté maure dite « beidane » croit au fond qu’elle est la seule à être visée par la dénonciation de l’esclavage et développe des complexes ineptes de culpabilité et de supériorité, tout en s’estimant, à tort, invulnérable face à la menace des mouvements extrémistes. Les communautés afrophones croient que seuls les Maures sont concernés par la gronde contre l’exploitation féodalo-esclavagiste alors qu’elles sont elles-mêmes plus gravement corrodées par ces fléaux.
Les partis attendent d’avoir le pouvoir politique pour commencer à lutter contre ces antagonismes imminents qui risquent de bouleverser toute la société mauritanienne. Quand il arrive à ces formations politiques de gesticuler, elles le font à l’occasion d’élections pour glaner quelques cartes dans les adwabas et oublient les enjeux formidables des conflits sociaux qui écument, comme des volcans en sommeil.
J’entends déjà des murmures, des insultes discrètes de gens pusillanimes, m’accusant de trahir mon pays puisque je dénonce l’exploitation féodale et l’oppression et soutiens fermement les objectifs de l’IRA et de son de chef diabolisé par la rumeur publique. Peu importe le discours diffamatoire de ceux parmi mes concitoyens maures qui préfèrent quelques avantages éphémères matériels ou électoraux à l’immense acquis économique, culturel et humains que les Haratines représentent pour nous.
Est-ce un crime de penser que si nous avons assimilé la plupart de ces hommes et de ces femmes par la force de l’esclavage, nous devons désormais, obéir au devoir sacré de les réhabiliter, leur restituer leur dignité et les promouvoir par l’intelligence, la compréhension et le sacrifice ? En quoi sert-on le sionisme en disant que nous autres Arabes de Mauritanie, devons absolument tendre la main aux Haratines et payer le prix d’une osmose salutaire pour nous et historiquement obligatoire ?
Nécessaire mutation des rapports sociaux
Dans nos zones du Fleuve, les mutations requises sont en apparence plus faciles, car les anciens esclaves et les paysans sans terre n’ont pas été l’objet d’assimilation culturelle. Mais dans la réalité l’évolution des rapports sociaux a un autre enjeu de taille dans la mesure où elle est plus intimement liée à l’organisation foncière. La question qui se pose dans cette zone est de savoir au terme de quelle stratégie, on pourra détacher l’ordre social de la hiérarchie des statuts fonciers.
En tout état de cause, la mutation des rapports sociaux est une urgence pour toutes nos composantes culturelles, contrairement à ce que certains laissent entendre pour donner à l’oppression une couleur raciale en dépit de la similitude des situations dans toutes les régions de notre pays. Ce dernier a connu les mêmes événements, subi les mêmes influences, senti le choc des mêmes vagues de peuplement. Ces ondes déstabilisatrices, ces contacts parfois violents, la colonisation hésitante et la décolonisation précipitée y ont engendré une société hybride où tente d’émerger une zone urbaine exhalant le faux parfum d’un système capitaliste mal assumé, qu’intoxique la fumée d’une zone rurale où se nécrose un système semi esclavagiste et semi féodal.
Il ne faut donc pas s’étonner que des jeunes descendants d’anciens esclaves s’enivrent de l’air libérateur des faubourgs, après avoir suffoqué de la fumée d’une société féodale qui exerce encore sur leur terroir d’origine – les adwabas – une oppression aussi brutale que dénuée de toute forme de légitimité. C’est paradoxal certes, mais pas plus qu’un âne attelé à une charrette qui empêche une Land Cruiser V8 de stationner devant un cyber-café. Il ne faut pas non plus s’affoler et crier au complot contre les Maures ou les Halpular ou une autre ethnie. Contre les Maures, la seule menace qui existe est celle de leur comportement, leur insouciance, leur paresse, leur penchant pour le gaspillage, leur vanité, leur répugnance au travail manuel, leur incapacité de prévenir et leur refus d’assumer les exigences de l’évolution.
Sans doute sera-t-il plus facile de crier que de réfléchir tant soit peu au modeste message que véhiculent ces quelques lignes. D’aucuns préféreront la fuite en avant, au lieu de s’inspirer des expériences multiples de notre pays. Pourtant, la nôtre nous a appris à accompagner les mouvements lorsqu’ils sont légitimes et à nous opposer à l’arbitraire au lieu de nous laisser emporter par le courant dominant.
En 1957, eut lieu une révolte des paysans haratines de Yengui, un village parmi ceux formant une grappe autour du chef-lieu actuel de Bousteila. Les autorités coloniales réprimèrent sauvagement cette jacquerie et jetèrent ses principaux dirigeants en prison. Tout le monde se mit à condamner les détenus à part Ahmed Ould Sbaghou et Ely Ould Sid Mhamed Ould Mohamed Mahmoud qui furent accusés de trahison et de toutes sortes d’infamie. Plus tard, on finit par reconnaitre la légitimité des revendications des paysans et la sagesse de ceux qui avaient osé les soutenir. Les deux notables étaient finalement les seuls à pouvoir aider à la résolution du conflit et à réunifier leur collectivité après la libération des détenus.
En 1980, eut lieu à Ghabra, pour des raisons foncières une autre révolte contre la respectable famille d’Ehel Abghari. Les autorités de Kiffa dépêchèrent des unités de la Garde nationale pour réprimer les insurgés et rétablir l’ordre. Les milieux féodaux appuyés par la police politique s’en prirent aux Kadihines et prônèrent une forte répression des paysans. Plus tard, il s’avéra que ces derniers avaient raison et qu’il fallait résoudre le conflit foncier autrement que par l’usage de la force.
Les mêmes événements se sont déroulés à Mabrouk du Département de Tamechekett en 1981 et à Demb El Atchane (Kiffa) en 2010. A chaque fois, les milieux féodaux essayèrent d’entrainer toute la société maure à se solidariser avec eux et à condamner ces mouvements dont les causes étaient justes et constituaient, quant au fond, l’expression d’une aspiration nationale légitime à l’émancipation économique, sociale, politique et culturelle. Personne ne s’est jamais posé la question de savoir pourquoi nous devons soutenir, ne serait-que par notre silence un système désuet, abominable et dont ne profitent que quelques centaines de familles à travers toute la Mauritanie ?
Suite aux événements de 1989 et des deux années qui suivirent, se développa, chez la plupart des Maures toutes nuances confondues et des Halpular, un sentiment raciste sans précédent dans l’histoire de notre pays. Les groupes racistes de ces deux ethnies entretenaient déjà depuis plusieurs années une haineuse propagande tantôt relayée par les polices politiques des deux gouvernements de part et d’autre du fleuve Sénégal.
Cette vague de racisme fit les ravages que l’on connait alors que rares furent ceux qui s’y opposèrent publiquement. Les quelques personnes qui avaient dénoncé les crimes commis pendant ou après ces événements furent fustigés et traités de tous les mauvais qualificatifs. A cette époque, il fallait "casser du nègre" ou se faire accuser de FLAM blanc s’il s’agit d’un maure, de laquais des Maures s’il s’agit d’un pular, ou de communiste. Mais, aujourd’hui, tous les Mauritaniens se rendent à l’évidence qu’il aurait fallu raison garder.
La leçon à retenir de toutes ces expériences et de celles des autres pays, est qu’il ne faut jamais condamner une cause uniquement parce qu’elle est mal défendue, ni un mouvement parce qu’il défend mal une juste cause. Il faut plutôt soutenir la cause et la défendre en proposant une meilleure approche pour en réaliser les objectifs. Ceux pour lesquels Birame Ould Dah Ould Abeid est un monstre n’ont qu’à investir le champ de la lutte contre l’esclavage et l’exploitation féodale. En renonçant à un tel devoir national, ils ne font qu’encourager leur soi-disant monstre et prouver davantage la légitimité de sa cause.
A suivre
Le Calame
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