La situation
Des représentants des organisations
AMEES (Association Mauritanienne pour l’Eradication de l’Esclavage et ses Séquelles),
IRA – Mauritanie (Initiative de Résurgence du mouvement Abolitionniste en Mauritanie,
A.H.M.E (Association des Haratine de Mauritanie en Europe) et l’Association
ARMEPES ont conduit une mission du 9 au 11 juin 2013 à
Sélibaby, Gouraye et
Diaguily.
Diaguily, village centenaire fondé il y a 934 ans, est situé dans le
Guidimakha, au sud de la
Mauritanie.
Ce village, à l’instar de toutes les localités mauritaniennes, vit des
contradictions tragiques entre le besoin vital de développement,
d’ouverture, de tolérance et d’humanisme et les réflexes rétrogrades de
repli sur soi doublés d’un attachement passionné à de supposées
préséances de naissance et/ou de groupes.
En effet, le village est le théâtre d’un différend autour d’un périmètre
irrigué. Ce différent, vieux de sept ans, oppose la chefferie
villageoise à la Direction de la Coopérative
« Khollé mouké ».
La Coopérative
« Khollé mouké » a été créée en
1994 pour exploiter le périmètre de 34.9 ha objet du contentieux. Le
site a été aménagé pour la première fois en 1983 par la
SONADER
(Société Nationale pour le Développement Rural) dans le cadre des
programmes du Ministère du Développement Rural et de l’Environnement.
Il
fût exploité pendant six années (jusqu’en 1989) et suite à la
détérioration de son réseau d’irrigation et de drainage et par défaut
d’un bon système de gestion des redevances sur l’eau d’irrigation, le
périmètre fût abandonné pendant plusieurs années avant d’être réhabilité
en 1993 par la
SONADER et remis en exploitation à
partir de 1994. Il a été de nouveau abandonné sept années durant après
seulement deux années exploitation.
En 2003, à la faveur d’une nouvelle réhabilitation, la communauté
villageoise organisa une réflexion sur la problématique de la
Coopérative
« Khollé mouké » et son périmètre.
En raison de l’existence d’un grand périmètre à l’Est du village et du
fait que les 34.9 ha ne pouvaient pas suffire pour offrir à chaque père
de famille du village un lot exploitable, il a été décidé par la
communauté de céder le périmètre aux seules femmes du village désireuses
de l’exploiter.
Mais très vite, la
SONADER et
les responsables villageois comprirent qu’en réalité, les seules femmes
n’étaient pas capables de gérer le périmètre : les motopompes et les
accessoires pour l’irrigation pèsent très lourd et doivent être déplacés
selon les montées ou les descentes du niveau du fleuve, ainsi que les
travaux nécessaires à l’entretien régulier des canaux et de la clôture
de protection n’étaient pas de la capacité des femmes.
Devant ce
constat, il a été décidé de mettre sur pied un comité de gestion du
périmètre formé d’hommes. Celui que le village a convaincu à l’issue de
longes conciliabules a reçu mandat de former atour de lui un groupe qui,
faisant partie des exploitants, devrait encadrer les femmes dans
l’exploitation du périmètre.
L’exploitation du périmètre fût
lancée dans ces conditions et après deux années de production, nombre de
femmes ont dû abandonner la production pour non paiement de redevances
alors qu’il a été constaté que les sols d’une bonne partie du périmètre
n’étaient pas adaptés à la culture du riz.
C’est ainsi que, sur conseils de la
SONADER, il a été
décidé que sur les parties du périmètre à sols argilo-sablonneux, une
bananeraie serait implantée. Ce qui fût fait au bénéfice de tous les
membres de la coopérative.
Les enquêtes de terrains révélèrent que le comité de gestion s’étant
jugé suffisamment responsable des actions à mener prit sur soit, sans
avis préalable de la communauté villageoise, de planter des arbres
fruitiers (manguiers, agrumes et autres espèces) à d’autres endroits du
périmètre dont les sols étaient favorables. C’est au bout de plusieurs
années, après que les fruitiers aient commencé à produire, que la
chefferie du village commença à porter les premières protestations.
Suite aux protestations qui commencèrent à donner les premiers signes de
conflit, les autorités décidèrent de la fermeture du périmètre et de
l’interdiction de son accès à toutes les parties. Grâce aux
interventions auprès des autorités, l’exploitation du périmètre a été
reprise en 2011 et en janvier 2012, pendant que les exploitants
attendaient la maturité de leur récolte, une nouvelle fermeture du site
fût décidée. Cet arrêt a été catastrophique, il provoqua d’énormes
pertes en produits maraîchers.
C’est dans ce contexte que les membres de la coopérative (exploitants) portèrent l’affaire devant le Tribunal de
Sélibaby
qui, lors d’une audience arrêta que la terre objet du conflit a un
statut domanial et proposa un règlement à l’amiable basé sur la
réorganisation de la direction de la coopérative : le juge proposa que
les personnes directement impliquées dans l’affaire, au nombre de onze
(11) de chaque partie, ne devraient pas faire partie du nouveau bureau.
Cette proposition a été rejetée par les gérants de la coopérative et le
dossier fût transféré à la Chambre Civile et Sociale de
Cour d’Appel de Kiffa. A
Kiffa, la Cour délibéra en date du 05 décembre 2011 que le
Tribunal de Sélibaby
n’a pas compétence à se prononcer sur cette affaire et qu’elle
confirme, tout de même, que la terre objet du différend a bien un statut
domanial.
L’affaire (dossier N°062012) a été portée à la Chambre Civile et Sociale
II de la Cour Suprême avec une demande de cassation introduite par Mr
Lassana Coulibaly
(Président du Comité de gestion de la coopérative) avec son groupe.
Dans son verdict, la cour a décidé du rejet de la demande d’arrêt
d’exécution de la décision 55/2011 rendue par la Chambre civile et
Sociale de la
Cour de Kiffa en date du 05/12/2011.
Par conséquence, le dossier est revenu à l’Administration régionale
(Wilaya) qui en ce moment dit mener des investigations pour prendre une
décision juste qui soit dans l’intérêt général.
Notre démarche
Partant du fait que le succès de toute action de médiation ou de
contestation dans ce genre d’affaire dépend fortement de la
compréhension de tous les éléments du dossier par les intervenants. Les
représentants des organisations en mission ont privilégié les rencontres
directs avec tous les acteurs et groupes d’acteurs impliqués dans le
différend.
C’est ainsi qu’ils ont débuté leur travail de
collecte d’informations sur l’affaire par un entretien très approfondi
avec Mr le Wali du
Guidimakha. Le groupe en mission
s’est rendu à Gouraye où il a rencontré le Hakem (Chef
d’Arrondissement) qui, pour avoir été dans la zone durant les cinq
dernières années, a une bonne connaissance du dossier de la Coopérative
« Khollé Mouké». L’entretien a permis d’approfondir certains aspects de l’intervention de l’Administration locale dans l’affaire.
Suite aux échanges avec les responsables de l’Administration au niveau
de la Wilaya (Région) et dans la Moughataa (Arrondissement), la mission
s’est rendue sur le terrain pour s’entretenir avec les parties locales
protagonistes (les représentants de la chefferie du village et ceux du
comité de gestion de la Coopérative
« Khollé mouké »).
Lors
des rencontres, chaque groupe a eu suffisamment de temps pour donner sa
version des faits et défendre sa position, souvent, avec documents à
l’appui.
Suite aux entretiens dans le village, la mission a visité le périmètre
(ou ce qui en reste) pour s’enquérir de sont état.
De retour à
Sélibaby, les membres de l’équipe de
mission ont rencontré de nouveau Mr le Wali pour partager avec lui les
informations collectées. Il s’est dégagé de cet entretien une
convergence de vue sur l’affaire de la Coopérative
« Khollé mouké ».
La présente note d’information rédigée par l’équipe de mission a
l’humble ambition de présenter à l’opinion la situation de l’affaire en
question, notre compréhension de celle-ci ainsi que notre position.
Notre compréhension de la situation
Les entretiens et les visites ont permis la collecte d’informations qui conduisent, sur l’affaire de la coopérative
« Khollé mouké », aux constats suivants :
- Il s’agit, une fois de plus, d’un cas de non application des textes
réglementaires sur le foncier aggravé par la persistance de la tenure
traditionnelle des terres sur fond de féodalité.
- Les autorités régionales administratives et techniques de l’époque du
début du différend ont manqué de courage pour prendre des décisions qui
s’imposaient en faveur du Droit.
- Pour les communautés villageoises et environnantes, les produits du
périmètre étaient d’une grande importance socio économique et l’arrêt de
l’exploitation ne concourt pas à l’atteinte des objectifs tant chantés
par les autorités nationales en matière de sécurité alimentaire.
- Le périmètre de la coopérative
« Khollé mouké »
est dans un état de délabrement très avancé, la poursuite de sa
fermeture réduira inéluctablement à néant les résultats de décennies de
labeur des paysans.
- Des années de gestion non démocratique de la coopérative
« Khollé mouké »,
sans aucun renouvellement des instances a contribué à faire resurgir
les démons des sentiments rétrogrades de la préséance de classes.
Ces
disfonctionnements graves de la coopérative sont du fait de manque
cruel d’appui technique aux groupements paysans de la part de
s Services des Organisations Paysannes (SOP) dont sont dotées la Direction régionale de
SONADER et la Délégation régionale du Ministère du Développement Rural.
D’ailleurs, les entretiens avec les uns et les autres n’ont pas permis
d’établir la situation institutionnelle de la coopérative :
l’authenticité des documents réglementaires (statuts et procès verbaux
de réunion constitutive) détenus par chacun des deux groupes n’a pas pu
être prouvée.
Notre position
Se fondant sur ce qui précède et n’ayant pas de préférence entre les parties impliquées dans le différend de la coopérative
« Khollé mouké »,
notre intervention se veut désintéressée et ferme pour la manifestation
du Droit.
Les organisations impliquées dans cette démarche entendent mener des
actions pour une résolution finale du différend et ce, dans l’intérêt
général des communautés. A cet effet, elles recommandent :
- L’application effective, sur toute l’étendue du territoire national,
des textes règlementaires en vigueur sur le foncier qui stipulent que
« la terre appartient à celui qui la met en valeur » et en particulier, sur le cas précis de la Coopérative
« Khollé mouké ».
- La prise en charge du différend par les autorités administratives de
façon transparente et ce, loin de toute considérations partisane et
politique.
- La réorganisation immédiate de la coopérative conformément aux textes
en vigueur sur la création et le fonctionnement des groupements paysans.
- Et enfin, la réouverture du périmètre pour son exploitation dans l’intérêt de toutes les communautés villageoises.
Fait à
Nouakchott, le 12 novembre 2013
Les organisations signataires :
- Association Mauritanienne pour l’Eradication de l’Esclavage et ses Séquelles (AMEES).
- Initiative de Résurgence du mouvement Abolitionniste en Mauritanie (IRA – Mauritanie).
- Association des Haratine de Mauritanie en Europe (A.H.M.E).
- Association ARMEPES.